Terres « Bayard », l’heure du dernier voyage
Après un siècle de succès, l’aventure des Réveils Bayard s’est arrêtée en 1988. Durant son histoire, cette entreprise d’horlogerie a peint ses aiguilles et ses cadrans avec un élément radioactif, le radium, et a laissé derrière elle un site contaminé. Des terres très faiblement radioactives sont aujourd’hui prises en charge sur l’un des centres de stockage de l’Andra dans l’Aube.
De mai à décembre 2023, 300 colis de déchets de très faible activité (TFA) et un colis contenant des déchets de faible activité à vie longue (FA-VL) sont réceptionnés sur le Centre industriel de regroupement, d’entreposage et de stockage de l’Andra dans l’Aube. Ils contiennent des terres provenant de l’ancienne usine de la société Réveils Bayard, située à Saint-Nicolas-d’Aliermont (Seine-Maritime). La célèbre marque d’horlogerie française a en effet laissé derrière elle des terres contaminées par la radioactivité. Revenons un siècle en arrière…
Des réveils luminescents
Comme la plupart de ses concurrents à l’époque, la société Réveils Bayard a pris sa part à la folle histoire du radium. Découvert en 1898 par Marie et Pierre Curie, ce métal n’a pas seulement la propriété d’être radioactif : associé à certains matériaux, il devient luminescent, c’est-à-dire qu’il émet de la lumière dans l’obscurité sans qu’il soit nécessaire de l’exposer à la lumière naturelle. L'industrie horlogère se saisit de cette propriété. Un brevet de peinture lumineuse est déposé dès 1903 et commence alors l’utilisation de la peinture au radium sur les chiffres et les aiguilles des montres, des réveils et des pendules.
Fondée en 1867, la société Réveils Bayard entrevoit le potentiel de cette technologie. Elle lance ses réveils en 1907, puis dépose officiellement la marque en 1928. Dans les années 1930, elle obtient même d’un jeune réalisateur nommé Walt Disney le droit d’utiliser ses personnages pour créer des réveils animés. Plusieurs générations grandiront ainsi avec un Mickey Mouse, une Blanche Neige ou un Pluto « Bayard » sur leur table de nuit.
Au pic de son activité, dans les années 1950 et 1960, la société emploie un millier de personnes. 4 000 pièces sortent alors chaque jour du site de Saint-Nicolas-d’Aliermont, qui s’étend sur près de 4 hectares. Un temps, Réveils Bayard possède même trois ateliers annexes dans les Yvelines, au Maroc et en Espagne. À la fin des années 1970, l’arrivée du quartz et de la concurrence asiatique enclenche son déclin. Malgré l’engagement de plusieurs repreneurs, l’aventure prend fin.
L’envers de la lumière
À cette époque, l’utilisation du radium dans les produits de consommation courante est déjà terminée depuis deux décennies. Au plus fort de son succès, dans les années 1920 et 1930, le radium entre dans la composition de plusieurs produits médicaux, dont des aiguilles pour soigner les cancers. Ses vertus réputées curatives ont également donné lieu à d’autres utilisations, parfois à des fins commerciales. D’infimes quantités de radium étaient par exemple ajoutées aux crèmes de beauté.
L’engouement prend fin lorsque la communauté scientifique et médicale prend progressivement conscience de sa dangerosité. Les usages du radium se voient ensuite largement proscrits. Il disparaît des cadrans en 1962 et un autre radionucléide, le tritium, prend sa place. Ce dernier cède enfin la sienne au luminova, ni radioactif ni dangereux, en 1997.
Le scandale des « radium girls »
Grâce à la protection opérée par la vitre du réveil ou de la montre, et du fait de leur très faible quantité, le radium ou le tritium ne présente pas de risque pour leur détenteur (tant que la vitre reste intacte). Toutefois, leur utilisation par l'industrie horlogère est au coeur d'un des plus importants scandales sanitaires du début du 20e siècle : celui des « radium girls ». . Surnommées ainsi car il s’agisait majoritairement de femmes, elle avaient conservé cette habitude des peintres d’affiner à la bouche la pointe de leur pinceau. Leurs anémies, nécroses de la mâchoire et cancers finirent par être reconnus comme maladies professionnelles à la fin des années 1920. Le scandale des « radium girls » a eu un fort écho en Europe à l’époque et a entraîné enfin d’indispensables précautions.
1 500 tonnes de terres contaminées
Même après sa fermeture en 1988, le site de fabrication des réveils Bayard de Saint-Nicolas-d’Aliermont conserve les stigmates de son activité passée, notamment des terres contaminées. « L’Andra avait supervisé les premières opérations d’assainissement dans les années 1990, explique Jean-Baptiste Rioual, chargé d’affaires au service "Solutions pour les producteurs non électronucléaires". Mais, dans l’attente d’une filière pérenne de prise en charge de ces déchets radioactifs, la décision avait été prise de confier les 1 500 tonnes de terres excavées au Commissariat à l’énergie atomique et aux énergies alternatives (CEA), à Cadarache (Bouches-du-Rhône), pour un entreposage provisoire. Les déchets radioactifs, relevant principalement de la filière TFA, ont été conditionnés dans 71 conteneurs. »
Après un quart de siècle, les conteneurs, entreposés sous des hangars métalliques, commençaient à rouiller. Toutefois, le Cires était désormais prêt à les prendre en charge, moyennant un reconditionnement. Un chantier pilote a donc été lancé sur 17 conteneurs de déchets TFA en 2020. Mais la découverte d’amiante dans les terres, nécessitant la mise en place de conditions d’intervention spécifiques pour les opérateurs, a suspendu les opérations pendant un an.
Début 2023, les terres des 17 conteneurs de déchets TFA ont finalement pu être reconditionnées en 300 colis de déchets TFA et 1 colis de déchets FA-VL. Les colis TFA ont été livrés au Cires pour y être stockés définitivement. S’agissant du colis FA-VL, il a été entreposé temporairement dans une installation prévue à cet effet au Cires, sous surveillance, dans l’attente d’une solution de gestion adaptée pour cette catégorie de déchets radioactifs. « Il reste désormais à reconditionner les 54 conteneurs de terre restants, soit l’équivalent d’environ 900 colis TFA, avant leur expédition au Cires pour y être stockés », annonce Jean-Baptiste Rioual.
Sur le site de Saint-Nicolas-d’Aliermont, l’histoire de la société Réveils Bayard s’est refermée avec la fin du chantier d’assainissement, il y a une dizaine d’années, et la déconstruction de l’ensemble des bâtiments de l’usine. Les lieux sont aujourd’hui entièrement réhabilités en espaces publics.
Les objets radioactifs, tels que les réveils avec de la peinture au radium, peuvent se reconnaitre à la présence du symbole en forme de « trèfle » (ou trisecteur) sur leur emballage ou des lettres « rad » ou « ra » dans leur nom. Leur particularité ? Ils brillent dans l'obscurité sans avoir été exposés à la lumière depuis au moins deux jours. Ils peuvent aussi être conditionnés dans du béton ou du plomb. L’Andra est chargée de les récupérer, le plus souvent gratuitement. Elle collecte ainsi chaque année une centaine d’objets radioactifs contenant notamment du radium.
Contact : 01 46 11 83 27 ou collecte-dechets@andra.fr